Mercredi 25 juin 2003, réception par Marc Saltet de l’Académie des Beaux-Arts d’Yves Boiret, élu membre de la section architecture.

Discours de M. Marc Saltet
prononcé lors de la réception sous la Coupole
de M. Yves Boiret

Monsieur le Ministre,
Messieurs les ambassadeurs,
Mes chers confrères,

Sous cette prestigieuse Coupole, j’ai l’honneur et la joie de recevoir un nouveau confrère, architecte, récemment élu à l’Académie des Beaux-Arts ; il est appelé à occuper un fauteuil créé.
Je vais donc vous parler de mon ami Yves Boiret en m’adressant à lui dans les formes traditionnelles de notre auguste compagnie.

Monsieur,

Nous nous connaissons depuis 30 ans. Lors de notre première rencontre, en 1973, j’étais le président de l’Académie d’Architecture ; je vous y recevais, Place des Vosges, en l’Hôtel de Chaulnes, à titre de membre nouvellement élu dans cette Académie.
Vous étiez alors un jeune architecte, pourtant déjà choisi par vos confrères pour présider, dans des circonstances délicates, votre Compagnie des Architectes en Chef des Monuments Historiques.
Je me souviens avec précision des termes mêmes de mon accueil ; je les cite: « Nous recevons, parmi nous, un architecte qui sait ce qu’il veut.
« Il l’exprime avec opiniâtreté et autorité, assorties d’une diplomatie courtoise, sereine et efficace car fondée sur le bon sens…».
Ce jugement faisait alors état d’un combat difficile mené par vous, face à certains représentants de votre administration, en vue d’obtenir te rétablissement et la régularisation du mode de recrutement de futurs Architectes en Chef des Monuments Historiques par un concours d’État, créé en 1873, mais récemment abandonné.
Vous vous êtes battu. Vous avez gagné.
Depuis lors, 55 architectes ont été, au cours des ans, désignés par ce concours, rétabli, pour accomplir, dans « l’intérêt public », l’importante mission qui est la leur.
Trente années exactement après cette réception à l’Académie d’Architecture, vous demandez aujourd’hui, au Doyen de l’Académie des Beaux Arts, et au nom de l’amitié qui nous lie, de vous accueillir sous la Coupole de l’Institut de France.
La perception lucide du parcours exceptionnel qui vous caractérise aurait pu m’inciter à n’accepter qu’avec hésitation l’honneur que vous me témoignez ainsi; mais étant convaincu de n’avoir rien à modifier de l’éloge prononcé sur vous il y a trente ans d’une part, notre estime réciproque ne s’étant jamais amoindrie d’autre part, et notre amitié n’ayant fait que croître, j’ai immédiatement accédé à votre requête.
Je suis pourtant très embarrassé : malgré 1’homogénéité du personnage que vous êtes resté depuis que je vous connais, comment traduire brièvement, dans les formes requises d’un éloge traditionnel, les actions si variées menées dans votre vie professionnelle si dense?
Pour y parvenir, je vais tenter seulement de dessiner votre profil ; le plus significatif à mes yeux sera celui que j’apprécie, car il exprime, j’espère de façon fidèle, l’origine même de votre bonheur et de votre réussite.
Vous vous plaisez, en effet, à déclarer que vous êtes heureux dans la vie. Vous en attribuez le mérite à un environnement familial uni, équilibré, joyeux.
Et puis, mais c’est essentiel, vous aimez votre métier.
Vous l’avez d’ailleurs choisi en connaissance de cause, car vous vous y intégrez dans une dynastie d’architectes à laquelle vous appartenez.
Vous y exercez une activité libérale de généraliste. Elle vous revient, en filiation directe de grand-père à père puis à petit-fils, et elle est fondée sur la confiance raisonnée du client à son architecte.
Rien n’était jadis plus traditionnel que ce processus.
Le diplôme d’architecte obtenu, vous rejoignez en effet votre père dans une association qui durera trente années vécues dans 1’harmonie, la confiance confraternelle, l’affection familiale.
Vous y pratiquez « l’Art de bâtir pour toutes sortes de personnes », mais vous pressentez rapidement que cet exercice local va devoir s’orienter, en se spécialisant, vers des activités nationales, voire internationales plus larges.
Vous vous y êtes préparé avant même le diplôme d’architecte par l’enseignement de l’Institut d’urbanisme, le cours d’archéologie de l’École des chartes, le diplôme d’études supérieures pour la conservation et la restauration des monuments anciens de la France. Tout cela vous a ouvert des aperçus peu abordés à l’École nationale supérieure des Beaux Arts.
L’enseignement de l’Architecture vous attire également. Votre confrère et ami Michel Marot a fait appel à vous pour l’assister dans l’atelier qu’il dirige. Mais le bonheur d’enseigner vous séduisant, vous serez plus tard chargé de cours au Palais de Chaillot, à l’Université de Louvain, au Restauro de Rome, à l’École Nationale du Patrimoine à Paris.
Par ailleurs, un grand-père magistrat vous a inculqué le respect rigoureux du droit, de l’équité, l’estime de la fonction publique, le dévouement au service de l’État.
Aussi, à 40 ans, la Cour d’Appel de Paris vous désignera au nombre de ses architectes experts.
Vous apprécierez ce type de mission qui consiste à observer, à écouter puis à rendre compte avec clarté et objectivité.
Tout comme l’enseignement, de telles missions vous auront beaucoup appris.

Mais d’autres impulsions, héritées de votre ascendance maternelle peuvent expliquer un infléchissement de votre parcours : de nombreux artistes de votre famille ont collaboré avec Viollet-le-Duc. Vous découvrirez plus tard, avec émotion, dans de nombreux édifices où vous aurez vous-même à intervenir, les œuvres de votre arrière-grand-père, Louis Steinheil, peintre, verrier, orfèvre à l’occasion, de vos oncles et cousins Geoffroy-Dechaume, sculpteur, de Boeswilwald, architecte.
En 1963, huit ans après votre diplôme d’architecte, l’orientation de votre carrière (et de votre vie !) va changer. Vous avez 37 ans. Vous êtes reçu au concours de recrutement au poste d’Architecte en Chef des Monuments Historiques.
Votre carrière sera longue au service du patrimoine.
Est-ce possible, sans être lassant et en quelques minutes, de citer le nombre et l’ampleur de vos réalisations en faveur des monuments, que ce soit pour le Ministère de la Culture, celui des Affaires Étrangères, pour l’UNESCO, le Conseil de l’Europe, mais également dans tous ces organismes collatéraux non gouvernementaux, notamment l’ICOMOS dont vous présiderez la Section française, et les associations qui souhaitent fréquemment recueillir vos conseils ?
Mieux qu’un exposé exhaustif, je cernerai plutôt l’esprit qui vous guide dans la façon d’aborder les problèmes posés, et de les traiter avec leurs divers acteurs.
Certes, chacun est libre de vous juger sur vos œuvres, mais peu nombreux sont ceux capables de percer le secret de votre réserve naturelle, même s’ils y distinguent la force talentueuse de ce qui conduit à l’aboutissement de vos actes.

Permettez-moi d’avancer quelques hypothèses sur le secret de votre réussite.
Vous êtes un homme qui a le goût des contacts : le souvenir que vous laissez derrière vous, dans la multiplicité de vos lieux d’intervention, le démontre.
Vous y découvrez une évidence: la persuasion recherchée ne s’obtient jamais de la même façon, selon les lieux d’intervention et les acteurs rencontrés ; elle exige la connaissance approfondie et l’ amour sincère de la beauté des terroirs; elle ne s’obtient jamais sans dialogue, sans explications, sans témoignage patient des motifs de sa propre conviction.
Elle nécessite de ne jamais être économe de son temps.
Vous êtes un homme de conviction fondée sur le bon sens.
Mais si le sentiment intime du bien-fondé de votre position n’est pas partagé, plutôt que de renoncer à votre propre certitude, vous sollicitez d’être déchargé d’une mission qu’il vous serait impossible de mener à bien. Vous l’avez montré dans deux circonstances :
– à Jérusalem, face à l’impossibilité de raisonner les communautés religieuses du Saint Sépulcre dont les conceptions respectives en un lieu d’intérêt mondial s’opposaient; vous renoncez à poursuivre une mission impossible.
– à Paris, lors de votre participation au concours organisé pour l’aménagement du Musée d’Orsay dans l’ancienne gare : vous avez renoncé à privilégier la fonction muséographique au détriment d’un espace significatif de son temps ouvrant sur l’un des plus beaux paysages de Paris : la Seine, le Louvre, les Tuileries.
Votre parti n’a pas convaincu; mais dans ces deux situations vous avez ressenti combien la tranquillité de la conscience est source de paix intérieure.

En revanche, votre proposition sur le sort à réserver à la Basilique Saint-Sernin de Toulouse avait obtenu l’approbation incontestable des instances scientifiques et administratives du Ministère de tutel1e. Mais de très violentes attaques, dirigées contre vous, à titre personnel, espéraient pouvoir s’opposer à une réalisation admise pourtant dans le respect des règles établies dans un pays de droit.
Vous avez refusé la proposition qui vous était soumise d’un compromis opportuniste.
Vous avez gagné. L’avenir jugera.

Vous avez la capacité rare de savoir concilier l’inconciliable. Cela vous permet d’associer à la préservation du passé et de ses symboles qui font l’histoire, les marques de notre temps qui la prolongent. Les abords du château de Vincennes, la réutilisation de l’ancienne abbaye du Val-de-Grâce, le traitement des Secteurs Sauvegardés, notamment celui de Versailles, en témoignent.
Les qualités de diplomate que l’on vous prête et votre sagesse se sont manifestées en maintes circonstances où l’on a fait appel à vous chaque fois qu’il fallait éviter des conflits et trouver des remèdes.

Vous acceptez aujourd’hui de répondre à l’appel qui vous est adressé au sein de l’Institut de France par l’Académie des Beaux Arts. En tant que Doyen de cette illustre instance, je m’en réjouis et forme un vœu ardent: que votre rôle y trouve sa place!

Soyez le bienvenu parmi nous !

Discours de M. Yves Boiret,
prononcé lors de sa réception sous la Coupole,
le mercredi 25 juin 2003

Monsieur le Ministre,
Messieurs les ambassadeurs,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,

La vie mérite, à certains moments de l’existence, un témoignage de gratitude. J’ai, pour ma part, beaucoup reçu d’elle et un moment exceptionnel m’est offert aujourd’hui pour en témoigner. Mais, parler de moi serait déplacé car ce qui m’incombe aujourd’hui, ici, c’est de prononcer le traditionnel éloge posthume d’un prédécesseur.
Or ce prédécesseur n’existe pas.
J’accomplirai néanmoins ce que l’on attend de moi : ce sera un éloge qu’il me tient à cœur de livrer: l’éloge de mon métier.
Mais de quel métier s’agit-il, car s’il n’est pas toujours bien perçu, c’est pourtant un beau métier ! Son exercice peut présenter deux versants qu’il faut gravir :
– celui du généraliste tout d’abord, qui écoute, conseille, bâtit. Mais ce n’est pas cette mission qui donne, je pense, l’occasion de siéger ici, bien que l’on y recueille une précieuse expérience des hommes: l’architecte en charge de fournir la qualité de vie à ceux qui la souhaitent, obtient rarement une renommée lui offrant le vedettariat.
Pour ma part je m’honore d’avoir pratiqué certains aspects de ce métier au service de tous.
– un second versant que j’ai également gravi justifie probablement davantage votre appel et votre accueil, mes chers confrères. Il se vit et s’exerce au service de ce que l’on nomme “le patrimoine” en y pratiquant la sauvegarde des œuvres architecturales du passé. C’est une mission à laquelle l’Académie des Beaux-Arts est attachée.
Or, aucun représentant de ce corps de l’État portant le titre d’Architecte en Chef, voire d’Inspecteur général des Monuments historiques n’a siégé ici depuis Jules Formigé, il y a donc 56 ans. Je le regrette en songeant à la personnalité et au talent de beaucoup d’entre eux dont j’aurais été si heureux et honoré de prononcer l’éloge justifié. Ils ont su, en effet, guérir les terribles blessures résultant de deux guerres mondiales ; c’est grâce à leur talent que nous pouvons aujourd’hui contempler encore, entre autres, les places d’Arras et d’Amiens, les cathédrales de Reims et de Rouen, les monuments de Normandie, la ville de Saint-Malo, le château de Vincennes… et je pourrais encore en allonger la liste.
Mais c’est aussi tant d’interventions conduites au jour le jour, au fil des ans, pour maintenir discrètement et subtilement ce riche capital monumental français, créé par tant de bâtisseurs qui survivent ainsi dans leurs œuvres.
Alors je m’interroge : pourquoi aujourd’hui appeler parmi vous, chers Confrères, un architecte des monuments historiques ?
Si c’est pour affirmer l’intérêt et la valeur de la notion de “conservation”, ne peut-on alors être surpris du caractère apparemment paradoxal d’un tel souhait ?
Nos conditions d’existence n’ont-elles pas considérablement évolué depuis un demi siècle ? Des progrès fulgurants ont entraîné de vertigineux bouleversements dans nos vies, nos habitudes, nos goûts. L’introduction de nouvelles technologies qu’hier encore, seule la science-fiction nous promettait, nous projette aujourd’hui, sans cesse, vers un avenir qui devance parfois nos attentes et qui atteint nos sensibilités.
Mais par ailleurs, jamais l’on ne s’est autant préoccupé de la connaissance du passé; le succès des Journées du Patrimoine s’accroît d’année en année ; les associations de défense, les critiques des médias, n’ont jamais été aussi présentes dans la lutte menée contre les atteintes portées au patrimoine ou simplement contre son abandon. L’organisation de voyages, enfin, vers les lieux les plus reculés du monde pour y contempler les œuvres architecturales du passé, se généralise.

Alors, comment interpréter cette manifestation paradoxale de ces phénomènes, tournés simultanément vers le passé et le futur ; a-t-elle une signification ?
Est-ce nostalgie ? Est-ce peur de l’avenir ?
N’est-ce pas plutôt l’inverse, car l’on peut s’interroger ainsi :
– les grandeurs de la tradition ne peuvent-elles engendrer des germinations propres à la création ?
– une culture ne peut-elle être l’instrument capable d’en bâtir une autre, et cela même si de grands artistes répugnent parfois à distinguer des effets de résurgence du passé dans l’apparente spontanéité de leur propre création ?

Il me semble qu’un dialogue entre conservation et création puisse naître dans l’harmonie et la complémentarité et c’est cette cause que je souhaite plaider ici dans cet éloge de mon métier.
Et si, en étayant mon propos sur des exemples concrets, je parvenais à vous faire partager mon enthousiasme vis-à-vis de ce métier, ce serait, je pense, la meilleure justification de votre choix en m’appelant à vos côtés.
Mais un préambule s’impose. Les architectes exercent un métier vieux de plusieurs millénaires qui ont vu se construire des œuvres que l’on admire ; mais on oublie trop souvent la part prise par tous ces anonymes qui les ont bâties de leurs mains.
Aussi, avant de faire l’éloge de mon métier, je tiens donc, en priorité à rendre hommage au leur, sans lequel toute intervention de création demeurerait informelle et du seul domaine du rêve. À l’appui de mon admiration ressentie pour ce rouage essentiel de l’art de bâtir, je souhaite évoquer un épisode : certains le jugeront cocasse… Personnellement il m’a ému, car c’est l’exemple même d’une passion pour son métier, vécue par l’un de ces hommes.
Un tailleur de pierre est blessé par un éclat de la pierre qu’il façonne. Il perd un œil : la taille lui est désormais interdite. Il se reconvertit en chef de chantier. Pendant plusieurs années, j’ai entretenu avec lui, sur les échafaudages, des échanges fructueux au cours desquels nous examinions l’état et la qualité des parois sculptée d’une célèbre cathédrale française.
Sa conscience professionnelle de chef le rappelait souvent sur son chantier le soir, parfois même le dimanche, pour examiner tel ou tel détail de SA cathédrale qui le préoccupait. Un jour il me confia : “Monsieur l’Architecte : je quitte la cathédrale”…
Surpris, je l’interrogeai : en réponse à l’expression de mon regret de cette interruption brutale d’une collaboration fructueuse pour la cathédrale, pour lui et pour moi, il me déclara : “ma femme est jalouse de la cathédrale”…
Cet exemple d’une passion née d’un contact rapproché avec les créations du passé est partagée par tous ceux qui ont la chance d’y avoir accès et qui y consacrent une part de leurs vies.
Ainsi en est-il de ces architectes dont leur choix de vie peut surprendre à juste titre :
Créateurs par métier, pourquoi deviennent-ils conservateurs par vocation ?
Serait-ce, selon certains, le refuge de ceux d’entre eux qui se sentiraient insuffisamment dotés de talent créatif ?
Un tel jugement réducteur, fréquemment émis, traduit une méconnaissance des métiers de la conservation, de leur importance, de leurs exigences, des responsabilités qui en découlent, mais surtout et avant tout du bonheur (et du privilège) que fournit la fréquentation quotidienne de la beauté. Cela provoque d’ailleurs souvent des sentiments d’envie de la part de ceux qui n’y sont pas partie prenante.
Mais pouvoir bénéficier de ce que Stendhal, parlant de la “beauté”, qualifiait de “promesse de bonheur”, être admis à traiter ces morceaux de contemplation tombés de la matière, tout cela n’est permis à l’architecte qu’après une formation complémentaire de spécialiste, à la suite d’une très sévère sélection sanctionnée par un difficile Concours d’État. Car en effet, l’État qui participe à l’organisation, à la programmation et au financement des travaux de conservation du patrimoine, forme, choisit, nomme et délègue ceux dont il exige une parfaite compétence.
Il accorde ainsi à ceux qui en sont reconnus dignes, 1’honneur d’être missionnés pour garantir la pérennité d’un capital monumental d’intérêt public, et pour savoir ainsi prolonger l’œuvre créatrice de parfois lointains et célèbres confrères.
Mais à cet honneur incontestable s’attachent des devoirs qui exposent fréquemment celui qui les assume, à des épreuves, à des angoisses liées à cette recherche impérative et permanente :
« Savoir transmettre, à partir de son propre choix, ce qui appartient à tous ».

Je n’ai jamais autant ressenti de tels cas de conscience, que dans les hauteurs littéralement ruisselantes de sculptures de la cathédrale de Reims.
Au sommet de sa tour Nord, j’ai fait un jour une rencontre terrifiante : parvenu à l’ultime palier d’un échafaudage, seul un visage sculpté m’attendait; rongé par cette lèpre qu’est la pulvérulence de la pierre ; y subsistait encore, intact dans sa beauté originelle : un œil.
Élément unique d’un regard jadis percutant, sa pupille profonde me fixait. Miraculeusement préservé des intempéries par le surplomb salvateur d’une arcade sourcilière protectrice, cet œil témoignait certes encore de 1’habileté d’un sculpteur, mais il accusait. Son réquisitoire muet, fondé sur le reproche d’une unicité pathétique, faisait de ce cyclope involontaire, l’unique témoin d’un beau visage blessé. C’était un appel poignant qui m’était adressé.
Et je le percevais à 40 mètres au-dessus du parvis de cette cathédrale qui fourmillait alors de touristes, ignorant le drame de la mort progressive d’une beauté qu’ils venaient précisément contempler ici. Cette rencontre inopinée m’a douloureusement fait ressentir la responsabilité terrible d’une vocation mise au service de la beauté.

Comment l’assumer, et y répondre sans agir trop tard ?
Heureusement, la puissance évocatrice de la beauté persiste longtemps lorsqu’elle résulte du talent des auteurs de telles œuvres, mais hélas sans être vouées à l’éternité. Et dans le processus inexorable du vieillissement de la matière, le sauvetage trop tardif de l’œuvre peut rapidement entraîner le risque redoutable de sa falsification par un acharnement abusif.
C’est ainsi que la beauté subsiste en effet de façon saisissante dans ces symboles révolus, voués à leur disparition que l’on nomme les ruines, ces grands malades que l’on pourrait aussi appeler des “patients” tant ils résistent à la mort. Ce sont les plus délicats à soigner.
C’est Auguste Perret qui déclarait “La bonne architecture, c’est ce qui fait de belles ruines”… mais lorsque la ruine est belle, de quelle nature est sa beauté ?
Est-ce par sa présence persistante, malgré l’intégrité disparue ?
Est-ce nostalgie face à l’inévitable disparition progressive ?
Est-ce aussi parce que la ruine ne sert plus à rien, sinon à la seule contemplation de la beauté et à la méditation sur l’imminence de la mort ?
La ruine pose au restaurateur le terrible dilemme suivant : que faut-il faire? Mais surtout que faut-il ne pas faire ?

Pour concrétiser un tel cas de conscience, j’évoquerai celui ressenti dans un célèbre site du Patrimoine mondial : celui des temples d’Angkor. Plusieurs personnalités éminentes, présentes ici, sont conscientes du dilemme angoissant né de la conservation de ces temples.
Ils sont contemporains de nos cathédrales gothiques mais ont sombré dans l’oubli durant trois siècles. Aujourd’hui des préoccupations internationales s’unissent et convergent dans leurs efforts pour en garantir l’avenir et s’interrogent ainsi : doit-on, mais surtout peut-on, valablement intervenir sur cette beauté au charme envoûtant dont le somptueux état ruiniforme ne laisse personne indifférent ? Malgré, ou grâce à ce troublant mystère du vide humain né d’un incompréhensible abandon, de la présence immuable d’un art subtil parsemé dans une nature vierge que ne justifie plus la foi qui l’a inspirée, la beauté y est éclatante dans son apparent isolement
La redoutable puissance de la nature cerne, enserre, absorbe, désorganise ces monumentales compositions, créant inconsciemment de sublimes effets d’une autre beauté puissante, dominant l’œuvre que les hommes avaient désertée.
La confrontation de ces deux beautés antagonistes fait aujourd’hui l’objet d’efforts admirables dans une coopération internationale, sous l’égide de l’UNESCO, et met en œuvre des moyens techniques prometteurs d’un avenir stable dans l’évolution même du site.
Mais la préoccupation lancinante est d’une autre nature : comment préserver le fragile équilibre d’une telle beauté de la fréquentation qualifiée parfois de « pollution touristique» qui y progresse sans cesse ?
Elle est certes légitime au nom du droit au partage de cette beauté et à la nécessité d’une rentabilité financière dont le pays propriétaire a le plus grand besoin, mais… peut-on éviter le sacrilège ? Comment y parvenir ?
La plupart des œuvres patrimoniales publiques vivent ce risque.

Le « métier» d’architecte de la conservation a-t-il un rôle à jouer dans une telle recherche ?
Sa mission prioritaire est de savoir ralentir le vieillissement de la vétusté en préconisant les remèdes qui préservent l’authenticité et la durée des œuvres qui lui sont confiées. Mais est-ce suffisant pour parvenir à transmettre, au-delà de la forme, l’esprit qui les anime et leur éviter, en devenant inertes dans un contexte de vie évolutif, le sort réservé à ce que certains nomment les « sublimes parasites» ?
Ces architectures du passé furent modernes, souvent novatrices. Le respect dû à la transmission de leur message s’impose.
Une politique qui assume l’héritage doit savoir préparer les chefs d’œuvre de demain. Tout héritage doit vivre, se développer, générer éventuellement de l’inédit. Une conservation figée engendre l’inertie, puis l’épuisement, par manque d’intérêt, l’absence d’entretien, et annonce enfin les prémices de l’abandon. Leur vocation est de vivre une conservation dynamique qui fut pratiquée de tout temps, tantôt avec bonheur, parfois dans de pathétiques échecs. Accomplir une telle tâche créative de nouvelles strates qui nourrissent 1’histoire exige un talent respectueux de l’œuvre initiale et une humilité suffisante pour maintenir perceptible en priorité le message premier, puis ensuite seulement celui qui le prolonge aujourd’hui.
Ce doit être un témoignage de beauté réinventée.
Ce rôle ne fait pas appel à la technique; il ne relève d’aucune recette. Il nécessite une compréhension approfondie et respectueuse de l’œuvre et une sensibilité permettant de ressentir ce que doit être une continuité sans rupture mais sans concession à l’imitation : c’est une création.
J’évoquerai à ce sujet deux exemples concrets où l’action de notre temps s’est conjuguée de façons différentes dans ces deux situations.

Transportons-nous à Toulouse, dans l’ancien couvent des Jacobins.
C’était déjà, au XIIIe siècle, un édifice renommé pour son architecture audacieuse et harmonieuse.
Un humble frère prêcheur, Thomas d’Aquin, y avait été inhumé en 1274 et canonisé 50 ans plus tard.
L’alliance de la beauté et de la présence symbolique du saint y attirait les foules.
1789 : le temps des épreuves commence. La Révolution bouleverse la fonction du lieu; les religieux dispersés, les reliques transférées, les bâtiments conventuels réquisitionnés cèdent la place à un quartier de cavalerie; l’église divisée par des planchers superposés sert d’écurie aux chevaux de l’armée.
XIXe siècle : l’évolution des idées en faveur du patrimoine dénonce le scandale. L’armée déménage. La réhabilitation commence et se poursuivra jusqu’en 1974.
Ce n’est pas une froide reconstitution à l’identique: c’est la restitution d’une aventure spirituelle et artistique. C’est la renaissance d’un héritage, momentanément voué à sa perte, mais réinventé et pour lequel la joie populaire se manifeste en retrouvant son bien.
Le 22 octobre 1974, à la nuit tombée, à la lueur des torches, les reliques de saint Thomas d’Aquin sont, en procession, ré-enchâssées dans un nouvel autel créé à cet effet.
Huit mille personnes sont présentes. En l’absence d’orgues, une messe pour cuivres et percussions a été spécialement composée par le regretté compositeur Xavier Darasse. Elle porte toujours le nom de Messe des Jacobins .Elle accompagne de ses sonorités amples et joyeuses, la cérémonie où une foule debout, compressée autour de l’Autel entouré d’une centaine de concélébrants, entonne et reprend jusque tard dans la nuit, le rythme exultant d’un Alleluia exprimant la joie des retrouvailles d’un lieu chargé de symboles et l’une des richesses aimée de son patrimoine.

À l’inverse de la précédente, l’ancienne Abbaye Royale du Val de Grâce, à Paris a récemment fait l’objet d’une importante réhabilitation. C’est une opération où l’on assiste à la création d’un usage nouveau tout en y rétablissant la beauté architecturale originelle et en y mettant en évidence le symbole justifiant son origine.
C’est l’un des plus beaux ensembles conventuels créé dans Paris sous le siècle de Louis XIV, né du vœu d’une Reine de France pour obtenir la naissance d’un fils, le futur « Roy Soleil ».
C’est aussi l’œuvre des plus grands artistes de l’époque : François Mansart, Jacques Lemercier, Pierre Le Muet, Pierre Mignard, François et Michel Anguier.
Or, en ce prestigieux lieu de piété, les moniales n’auront prié que 150 ans. La Révolution les chasse en 1789 et un Hôpital d’Instruction des Armées, puis une École d’Application de la Médecine et de la Pharmacie s’y succèdent.
La vocation hospitalière exige des adaptations qui dénaturent inévitablement l’aspect et la fonction même des bâtiments, mais aussi l’utilisation des espaces qui l’entourent, dont la composition des jardins à la Française.
Les nécessités de l’enseignement de haut niveau qui y est dispensé aboutissent à y aménager, dans les espaces existants, des équipements collectifs qui deviennent des lieux de mémoire d’un passé scientifique important.
En 1978, 1’Hôpital libère les locaux désormais inadaptés aux exigences sanitaires du XXe siècle. En revanche, l’École d’Application du Service de Santé des Armées s’y maintient et y développe ses moyens d’enseignement, mais aussi la mémoire des savants et des chercheurs célèbres qui s’y sont illustrés. L’aménagement d’une bibliothèque d’importance exceptionnelle et un musée de la Santé des Armées complètent ce témoignage.
Quel parti adopter pour laisser transparaître les étapes successives importantes dans l’histoire de l’édifice sans dénaturer l’œuvre initiale et en y développant les besoins fonctionnels de cette nouvelle occupation ?
Trois vocations y ont laissé leurs traces successives et suggestives. Que faut-il privilégier ? Doit-on aussi y ajouter la marque de notre temps ?
La traduction, dans l’architecture et le décor, de la volonté d’une Reine de France, réalisée dans une œuvre monumentale qui est le plus pur joyau de l’architecture monastique du Grand Siècle, est essentielle et la plus apparente. Un siècle et demi d’usage conventuel, puis deux siècles de vocation hospitalière et d’enseignement scientifique, constituent l’histoire importante de ce lieu. Confrontés aux données d’un programme complexe, dans lequel tant de symboles du passé devaient transparaître, et en y intégrant des équipements fonctionnels de notre temps, c’est une véritable refondation de 1’héritage que l’on a cherché à établir, en y créant les conditions d’une floraison nouvelle.

Mais il est temps de conclure, car je pourrais prolonger encore longtemps le récit d’interventions démontrant la variété de ce métier dont j’ai choisi de faire l’éloge et dans lequel tant de mes prédécesseurs se sont illustrés.
Ces réalisations sont moins spectaculaires que celles des créations contemporaines davantage connues du public et citées dans les médias. Leurs auteurs sont, à juste titre, anonymes, apportant ainsi la preuve de la réussite dans la continuité du message initial.
Cette fusion du présent dans le passé est une garantie de jeunesse prolongée de ces architectures, ne serait-ce que dans la permanence de leur usage : cette merveilleuse coupole qui nous accueille en apporte la preuve.
J’y vis aujourd’hui un exceptionnel moment de bonheur et pourtant, ayant fréquenté par mes fonctions beaucoup d’autres coupoles, l’une d’entre elles qui domine la célèbre basilique du Saint-Sépulcre de Jérusalem a beaucoup marqué ma vie, mais d’une toute autre façon.
Si aucun résultat n’est sorti de huit années de palabres incessantes entre les communautés gestionnaires, en revanche, j’y ai acquis une expérience humaine inoubliable : en ce pays dramatiquement divisé du Proche-Orient, le refus de l’écoute mutuelle, la volonté d’effacer toutes les traces laissées par un parti adverse, m’ont démontré l’impossibilité de mener une recherche d’accord impartial. La volonté de rupture s’est finalement traduite par le refus du dialogue.
Mais j’en ai retenu ceci : l’écoute de l’autre, le dialogue, l’ouverture sur la beauté partagée, sont les seules voies vers un aboutissement fructueux. Et c’est à la portée de tous, pourvu qu’on le veuille sincèrement.

Mes chers confrères, en m’accueillant ici sous cette coupole et en écoutant ce qui n’est pourtant, de ma part, qu’un monologue, est-ce ma seule personne que vous recevez dans votre auguste assemblée ?
Je pense plutôt que c’est l’émanation de tous ces créateurs dont, nous autres, architectes en charge des monuments historiques, avons reçu mission de perpétuer les œuvres, sans les dénaturer, en les aimant, en les comprenant, en tentant de les maintenir jeunes, vivantes, dans l’irréversible marche du temps qui évolue sans cesse.
J’ai la faiblesse de penser qu’en ce moment même, leurs voix s’unissent à la mienne pour proclamer : « ce métier est un bon et un beau métier ! ». Car il est garant de la beauté et de l’harmonie qui réjouissent le cœur des hommes, et sont à ce titre d’inestimables facteurs de paix.